Langue et langage : au fait, qu’appelle-t-on un langage ?

Linguistes et philosophes peuvent nous éclairer sur la fonction des sons, des mots et de la grammaire dans la communication. Entre langues et langages, quelles sont vraiment les différences majeures ?
Si proches et si éloignés, langue et langage sont au cœur de notre propension à communiquer ? Comment les définir ? Quelles sont leurs différences ?

Illustré par Sheere Sunday

Nous avons tous et toutes appris au moins une langue au cours de notre vie. Mais vous êtes-vous déjà demandé ce qui définit une langue ? Ou encore ce que l’on entend par langage ? Nous savons que la langue que nous parlons est essentielle à la communication, au même titre que le langage que nous avons appris. Mais pour autant les deux termes ne sont pas synonymes : langue et langage sont à la fois très proches et très distincts.

Prenons un exemple : vous pouvez parler allemand, mais ne pas être pour autant en mesure de communiquer avec un anglais. La communication ne se limite pas à un seul biais. Outre les mots, nous pouvons sourire, gesticuler ou encore pointer quelque chose du doigt pour transmettre ou communiquer ce que nous pensons ou souhaitons. Mais le langage lui est d’une complexité bien plus universelle, qui va au-delà de ces simples gestes.

D’ailleurs, avez-vous déjà remarqué que nous employons le terme « langage » dans des contextes très variés ? Le langage corporel ou les langages de programmation en sont deux exemples. Qu’est-ce qui distingue langue et langage ?

Entre langue et langage, quelles différences ?

S’il nous fascine, c’est avant tout parce que le langage est le reflet des capacités cognitives propres à l’espèce humaine. En 1960, le linguiste américain Charles F. Hockett publie ainsi un livre dans lequel il identifie les caractéristiques spécifiques à la communication humaine, des traits que l’on retrouve chez tous les peuples et dans toutes les langues du monde. Charles F. Hockett identifie alors que le moyen de communication le plus évident et utilisé par l’espèce humaine est le canal auditif vocal. 

Cette spécificité tient d’abord à l’évolution de notre espèce, et en particulier ce que l’on appelle « la descente du larynx », phénomène nous ayant permis de commencer à articuler des sons. Aujourd’hui, nous utilisons notre canal vocal pour articuler des sons et des mots, tandis que notre appareil auditif nous sert à les percevoir. La descente du larynx a ainsi libéré nos membres supérieurs : nous avons alors commencé à communiquer et à utiliser nos mains pour d’autres activités. On pourrait d’ailleurs affirmer qu’à ce titre, les langues des signes sont plus complexes que le langage articulé : il est plus difficile pour l’être humain de mener d’autres activités lorsqu’il emploie ses mains et ses yeux pour communiquer.

Transmission et réception des signaux

Pour communiquer, nous sommes en mesure de produire et de percevoir des signaux dans toutes les directions : deux traits du langage que Hockett désigne comme transmission par diffusion et réception directionnelle. Nous pouvons également reproduire n’importe quel signal que nous comprenons : il s’agit de l’interchangeabilité du langage, ou encore écouter dans nos têtes tous les signaux que nous produisons, on parle dans ce cas de retour total. Nos échanges oraux ne persistent pas donc dans le temps : ils disparaissent sans laisser de traces (contrairement aux échanges par écrit) et se caractérisent donc par une extinction rapide

Toujours selon Hockett, les signaux que nous émettons sont exclusivement produits pour la communication. Celle-ci ne dérive pas d’une activité autre et n’en est pas un effet involontaire. On parle donc de la spécialisation du langage humain. Les chiens émettent par exemple des sons sans le vouloir lorsqu’ils tirent la langue et halètent (il s’agit là d’un mécanisme leur permettant de faire descendre leur température corporelle). Ces sons ne sont pas pourvus de sens : par leur comportement, les chiens ne nous communiquent pas volontairement qu’ils ont chaud. Les humains, pour leur part, produisent de façon volontaire des signaux pourvus de sens.

Mais ce n’est pas tout, puisque la communication humaine se caractérise aussi par sa dimension arbitraire : il n’existe pas de lien entre la forme des sons et des symboles utilisés dans une langue et ce à quoi ils font référence. Ainsi, la relation entre le mot « chaise », qui se dit der Stuhl en allemand et la silla  en espagnol, et l’objet qu’il désigne est purement arbitraire. Il n’y aurait donc pas de limites à l’emploi de nouveaux mots : en d’autres termes, nous pourrions théoriquement utiliser des termes à l’infini pour désigner des objets du monde.

Pourtant certains signaux, par exemple « treize » et « tresse », se ressemblent tellement que rien ne peut les distinguer hormis leur son. Je pourrais évoquer ce que j’ai fait le « treize » juin dernier, même s’il ne s’agit pas de quelque chose de tangible. C’est grâce à la notion de déplacement que nous pouvons nous référer à des faits ou à des objets éloignés dans le temps ou l’espace. Nous pouvons créer de nouveaux mots pour des objets ou concepts jamais désignés auparavant, en nous basant pour cela sur les schémas existants dans notre langue. On parle alors de la productivité ou créativité du langage.

Mais alors comment développons-nous notre compétence de communication ? Par la transmission traditionnelle ou culturelle, c’est-à-dire par l’enseignement et l’apprentissage. On peut également mentionner la dualité d’assemblage ou la double articulation du langage, qui désignent la possibilité de former un grand nombre de mots à partir d’un ensemble fermé de sons. Par exemple, « rame » et « arme » ou « malice » et « limace » sont composées des mêmes sons, mais pourvues d’un sens bien distinct. Il est plutôt malin le langage, vous ne trouvez pas ?

Si on pouvait parler avec les animaux…

Langue et langage : les vecteurs de communication que nous avons évoqués jusqu’ici sont interdépendants et ne se retrouvent que chez les humains.

Vous ne pourrez malheureusement pas observer ces caractéristiques dans les systèmes de communication animale ! Plusieurs chercheurs se sont ainsi penchés sur la communication animale.

Parmi les espèces les plus étudiées, les singes vervets sont parmi les plus observés. Ces singes émettent des sons pour prévenir leurs congénères de la présence de serpents et d’autres prédateurs dans les parages. Pourtant jusqu’à présent, personne n’a jamais pu les observer en train de mentir – c’est-à-dire en train de donner l’alerte en l’absence de danger.

Bien entendu, les spécialistes se sont également intéressés à la communication chez les oiseaux, et affirment aujourd’hui que mâles et femelles ne chantent pas de la même façon. Malgré ces acquis, la communication animale et ses caractéristiques demeurent un mystère.

Jusqu’à récemment, la communauté scientifique était d’ailleurs convaincue que seuls les oiseaux étaient capables d’émettre des signaux. Les travaux les plus récents laissent désormais entrevoir que nous savons encore bien trop peu de choses sur le langage et que certains traits considérés aujourd’hui comme spécifiques pourraient être remis en question demain !

Quelle est l’origine du langage humain ?

Nous avons donc déterminé et revu ce qu’on appelle langage et ce qui le différencie de la langue. Intéressons-nous maintenant au cœur même de cette fonction : d’où nous vient notre capacité à manier langue et langage ? Comment avons-nous acquis notre propension à communiquer de la sorte ? Parmi les nombreuses théories qui existent sur le sujet, trois d’entre elles intriguent particulièrement les spécialistes. Voici lesquelles.

L’approche comportaliste : le langage est un acquis culturel

Défendue entre autres par le psychologue américain Burrhus F. Skinner, la première réponse à cette question résulte d’une approche comportementaliste : la langue et le langage sont des acquis culturels. L’acquisition d’une langue et d’un langage se fera par l’exercice et par l’erreur : notre capacité à communiquer ne serait donc pas innée. Aussi, les enfants doivent être exposés au langage pour acquérir leurs compétences linguistiques, qui seront par ailleurs conditionnées par les réponses et réactions des autres. En l’absence d’une immersion et d’une socialisation linguistiques, un enfant n’acquerra jamais la compétence de communication d’un adulte.

Pour étayer sa théorie, Skinner a défini plusieurs opérateurs verbaux : la mande, le tact, l’écho et l’intraverbe.

  • La mande fait référence à une demande à laquelle un adulte répond. Par exemple, quand ayant besoin d’aide un enfant s’écrit « Maman ! » et que sa mère lui vient en aide.
  • Le tact correspond à des situations où un enfant désigne ou identifie correctement un objet, par exemple lorsqu’il pointe du doigt un ours en peluche en disant « peluche ».
  • On parle de comportement échoïque quand un enfant répète de façon spontanée ce qu’il vient d’entendre. Par exemple, lorsqu’il dit « grand », alors que quelqu’un vient de prononcer ce terme.
  • Enfin, le comportement intraverbal désigne une situation dans laquelle l’enfant répond à une question ou continue une phrase commencée par un adulte. Par exemple, lorsqu’une mère dit « Maman et… » et que l’enfant répond « … et moi ! ». 

L’approche cognitive : le langage est déterminé génétiquement

Dans ses célèbres travaux, Noam Chomsky affirme que les enfants sont dotés d’un mécanisme d’acquisition du langage qui conditionne leur processus d’apprentissage. Il postule l’existence d’une grammaire universelle, c’est-à-dire un ensemble de règles à la base même de l’approche générative du langage.

Selon Chomsky, l’approche comportementaliste ne permettrait pas de comprendre toute la complexité de la langue et du langage, qui les réduirait à une série de stimuli-réponses et ignorerait toutes les informations que pourrait nous délivrer l’étude des processus physiologiques. Comment expliquer, si ce n’est pas l’existence de compétences cognitives innées, qu’un enfant puisse apprendre sa langue malgré la pauvreté de l’apport ou de stimulus ? D’après Chomsky, aucun enfant ne peut jamais être exposé à l’ensemble des structures de sa langue maternelle.

Supposons que nous possédions un appareil cognitif qui nous permet d’apprendre des langues de façon structurée. Ceci nous permettrait d’avancer un début d’explication au fait que tous les êtres humains sont dotés de la capacité à apprendre une langue dès leur plus jeune âge. Six mois après leur naissance, tous les enfants balbutient (les bébés sourds « balbutient » eux aussi, mais avec leurs mains, imitant ainsi la langue des signes). Entre 9 et 18 mois, un enfant est en mesure de s’exprimer par des mots simples, vers 18 mois il commence à utiliser des phrases courtes, puis dès l’âge de 2 ans, des phrases plus longues et complexes font leur apparition. Après l’âge de 30 mois, les enfants utilisent des structures grammaticales et fonctionnelles bien plus complexes que ce que les « opérateurs verbaux » de Skinner ne pourraient expliquer.

L’acquisition du vocabulaire est elle aussi rapide. À 13 mois, un enfant utilise en moyenne 10 mots, puis 50 à 17 mois et 310 à 24 mois. Dès l’âge de 3 ans, les enfants apprennent environ 10 nouveaux mots par jour. Jusqu’à l’âge de 5 à 6 ans, les enfants rencontrent encore certaines difficultés et ne maîtrisent pas leur langue. L’un des exemples les plus fréquents est le recours à des patrons de conjugaison réguliers pour conjuguer des verbes irréguliers (« J’ai prendu une pomme » ou « Tu as voulé une glace »). Les enfants sont alors généralement corrigés par un adulte. Tout ceci pourrait laisser supposer l’existence de structures fixes, génétiquement inscrites en nous (des structures génératives), dont le rôle serait d’encadrer et de réguler l’acquisition du langage.

L’approche philosophique : le langage n’est que métaphore

Jusqu’ici, nous n’avons mentionné que des approches scientifiques. Cependant, l’acquisition de la langue et du langage peut aussi être abordée d’un point de vue philosophique. Bien avant que Chomsky et Skinner n’aient émis leurs hypothèses, Nietzsche s’était déjà penché sur l’origine du langage humain. D’après le philosophe allemand, il existerait un instinct fondamental pour les métaphores qui nous pousserait à former des mots pour désigner des concepts et à créer ainsi une copie du monde et du langage. Étudier le langage et son origine d’un point de vue purement scientifique serait donc de nature à nous fait croire qu’il n’y a aucun rapport entre un mot et le fait qu’il existe au-delà de notre esprit. Le genre grammatical en est d’ailleurs un bon exemple : en français le mot « clé » est féminin, en allemand il est masculin

Les mots ne diraient donc jamais la « vérité ». Si c’était le cas, pourquoi y aurait-il autant des langues différentes ? Il n’existerait alors en fait qu’une seule vraie langue, représentation fidèle et exacte de la réalité. Les langues n’utiliseraient en fait les métaphores que pour les concepts sans lien direct avec le monde extérieur.

Nous n’avons pas encore réussi à définir ce qu’est le langage et quelle est son origine… Arriverons-nous un jour à en savoir vraiment davantage ? Pouvons-nous vraiment nous dissocier du langage pour mieux le comprendre ? Pourquoi voulons-nous découvrir à tout prix quelle est l’origine du langage ? Est-ce le langage qui excite notre curiosité, qui nous rappelle tout ce que ne nous savons pas (encore) et qui nous pousse à nous poser tant de questions ? 

Et si finalement l’apprenant, confronté aux joies et aux peines de l’apprentissage d’une nouvelle langue, était le mieux placé pour apprivoiser la langue et le langage, leurs rôles et leurs différences ? 

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